Interview: Marvin Bonheur, à la recherche du temps perdu

Déclic BDA
19 min readDec 10, 2020
“La Glace”, Alzheimer, 2014.

Classé parmi les « trente espoirs de moins de 30 ans» de l’année 2020 par le magazine Vanity Fair, Marvin Bonheur est un artiste à part. Dans cette interview, il évoque son travail, son incontournable Trilogie et son engagement.

Lauréat du prix public du festival Circulation(s) en 2020, Marvin Bonheur est un photographe de la vie ordinaire, des peines et des joies simples. Il observe la banlieue de sa jeunesse avec un regard nostalgique emprunt de tendresse, sans candeur ni naïveté. Ses travaux incarnent sa Recherche, celle d’un passé ancien dont rien ne subsiste, où les clichés portent, sans fléchir, l’édifice immense du souvenir.

FICHE TECHNIQUE :

D’où viens-tu ?

J’ai grandi en Seine Saint Denis, entre Bondy, Aubervilliers jusqu’à mes 8 ans et ensuite Aulnay-sous-Bois, à la Cité des 3000. Aujourd’hui encore, mes parents y vivent. Moi, je suis parti à 22 ans. Maintenant j’habite à Paris, dans le XVIIe arrondissement.

Quel âge as-tu ?

J’ai 29 ans.

Depuis quand prends tu des photos ?

Depuis 2011. J’ai commencé plus sérieusement (d’un point de vue plus conceptuel) en 2012 avec l’argentique. C’était une année de recherche avec une série de photos qui s’appelle « Couleurs Lumières et Perspectives », cela m’a aidé à trouver ce que j’aimais dans l’argentique, les couleurs les films, j’ai essayé différents boitiers. J’ai ensuite commencé la « Trilogie du Bonheur » en 2013/2014. J’ai travaillé dessus pendant presque 6 ans.

Argentique ou numérique ?

Argentique. J’ai commencé au numérique mais j’ai très rapidement trouvé mon kiffe dans l’argentique. Au début, c’était plus un choix pour le format du boitier : avant je travaillais avec un Nikon D7000, un reflex assez lourd et encombrant, c’était donc plus facile de passer sur un compact. Finalement, je trouvais que la couleur, les lumières et le rendu esthétique étaient plus intéressants en argentique. L’âme qu’on retrouve dans les photos argentiques était en cohérence avec ce que je voulais faire dans la photo.

“Laverie”, Alzheimer, 2015.

Au début, quand je faisais du numérique, je me cherchais encore, je ne savais pas trop ce que je voulais prendre en photo. Je faisais comme plein de jeunes passionnés de photos : des photos de mon quotidien, mes potes, l’architecture à Paris. Un peu le stéréotype de ce que l’on voudrait prendre en photo quand on fait de la photo. Quand j’ai commencé à shooter la banlieue et que j’ai compris que je voulais faire un travail d’archive et de lifestyle, j’ai trouvé que l’argentique était beaucoup plus cohérent. C’est la que j’ai compris ce qui me plaisait dans l’argentique.

Quel est ton appareil de prédilection ? Pourquoi ?

Le Canon Sureshot Z115. Je trouve que c’est le plus performant que j’ai utilisé.

J’ai commencé à quitter le numérique en shootant au tout début avec un olympus AX, mon premier boitier, ensuite j’ai beaucoup cherché. J’ai eu une trentaine d’appareils différents. Pendant la série, en 6 ans, j’ai du en utiliser une bonne dizaine.

Tu n’utilises que des compacts « point and shoot » [sans réglages] ?

Oui, uniquement.

Quelle est ta pellicule préférée ?

Au début j’utilisais un peu ce qui me tombait dans la main, mais très rapidement je me suis tourné vers la Portra 400, pellicule que j’utilise quasiment tout le temps. Cela m’arrive aussi d’utiliser la Supéria 400 de chez Fuji.

Quels sont tes projets principaux ?

« La Trilogie du Bonheur », en Seine-Saint-Denis, « 30° à l’ombre », en Martinique.

Quelle est la photo que tu as prise que tu préfères ?

Lien cliquable vers la photo

Pour la diversité, la révolution.

VIE, ŒUVRE, ENGAGEMENTS :

LA PHOTO

Tu es un autodidacte. Comment cela t’est venu de faire de la photo ?

D’une envie de m’exprimer. Je ne suis pas un passionné de photo, être artiste pour moi ça vient surtout d’une envie de s’exprimer. Chaque personne va trouver un medium différent et moi c’était la photo. Ça aurait pu être autre chose, je faisais du dessin avant, je ne me sens pas différent d’un peintre en dehors du medium utilisé.

“Ce qui donne envie de pratiquer un art c’est aussi ceux qui réussissent, ce n’est pas simplement de le faire. Il faut un modèle de réussite pour vraiment te booster.”

Tu viens d’Aulnay sous Bois : quelle est la place, selon toi, de la photo dans l’art urbain, où la musique prend par exemple beaucoup de place ?

Je pense que l’art a été institutionnalisé par la société, c’est un peu comme le sport : certains vont plus se retrouver dans une classe sociale que dans une autre. L’art a malheureusement pris ce chemin, lui aussi. Même si ça a toujours été plus un truc d’élites et de classes bourgeoises, notamment pour des questions de moyens techniques : cela requiert un certain matériel, une certaine connaissance…

La musique est très présente en banlieue car, souvent, on vient de pays culturellement animés par la musique. Elle prend une place énorme également parce que c’est une sorte de modèle social : quand tu vois tout le monde autour de toi pratiquer une forme d’art, tu te dis que c’est ça qui t’est destiné, tu ne tentes pas forcément autre chose, tu te dis que ce n’est pas ton milieu. Cela a été le cas pour moi dans la photographie, au début. Je ne me suis pas dit que j’allais être exposé dans Paris, j’en avais l’envie mais j’avais aussi la conscience que ça allait être difficile, parce que ce n’est pas mon milieu.

“L’Accueil”, Renaissance.

Je ne connais pas énormément de photographes noirs reconnus, je ne connais pas beaucoup de très grands photographes de notre génération qui viennent de quartiers populaires. Des personnes qui font des photos, il y en a, mais ce qui donne envie de pratiquer un art c’est aussi ceux qui réussissent, ce n’est pas simplement de le faire.

Il faut un modèle de réussite pour vraiment te booster.

Et toi, tu te verrais être comme un modèle de réussite, pour inciter à prendre des photos et faire de l’argentique ?

Je ne cherche pas forcément à être un modèle, je ne l’ai jamais vraiment cherché, mais ces dernières années j’étais un peu mis dans cette position là par mon travail, mes interviews, mes collaborations avec des marques. Aujourd’hui je reçois beaucoup de messages pour me féliciter de mon travail, et même parfois lors de manifestations ou dans la rue. Je pense que ce que je fais peut servir de modèle pour des plus jeunes.

Toutes tes photos sont en argentique, cherches tu as promouvoir dans les banlieues le fait de faire de la photo et en argentique ?

Je suis dans cette démarche, oui. Je suis quelqu’un qui a grandi dans la diversité toute ma vie en quartier ou à Paris, mais j’essaye de ne pas mettre les gens dans des cases, parce que j’ai moi-même souffert d’être mis dans une case. Aujourd’hui j’essaye de faire des actions pour donner un peu plus de possibilités aux jeunes des quartiers populaires, mais je reste ouvert à tout le monde : je n’ai pas non plus envie de tomber dans un quelque chose où je fais uniquement des projets pour les classes populaires. J’ai envie de proposer de la photographie pour tout le monde, et que tout le monde soit au même niveau avec les mêmes chances.

Mais je prends forcément en compte les difficultés que certains ont par rapport à d’autres, c’est pour cela que j’organise mes concours sur des sujets qui vont être orientés vers les quartiers populaires. [« Mon quartier c’est aussi… », concours visible sur son Instagram, @monsieurbonheur]

LA TRILOGIE DU BONHEUR

“Chemin de l’école”, Alzheimer, 2015.

En 2017, tu publies la série « Alzheimer », premier opus de la « Trilogie du Bonheur » qui sera complétée ensuite par « Thérapie » et « Renaissance ». Tu avais imaginé cette narration en 3 temps avant même de commencer à prendre des photos en 2014 ?

Non, pas du tout. Quand j’ai créé « Alzheimer » en 2014, que j’ai commencé à y réfléchir, il n’y avait pas de titre, je ne l’avais pas imaginé comme une série ayant un début et une fin. C’était parti d’une réflexion puis une discussion avec mon meilleur ami Richard Banroques, lui aussi photographe.

C’est né d’une envie de montrer ce que c’est de grandir dans un quartier populaire. Actuellement, j’habite à Pereire [XVIIe arrondissement de Paris] : l’architecture, l’ambiance, c’est assez bourgeois et blanc. Cela ne ressemble pas aux quartiers dans lesquels j’ai grandi. Au travail j’étais confronté à des réflexions sur les quartiers, les jeunes de quartiers, qui étaient complètement stéréotypées. Le fruit d’une éducation de la télé et des informations « faits divers » : les gens ne connaissaient pas autre chose que cela. Je n’ai jamais nié le fait que ça existait, mais ce que je trouve dommage c’est qu’on en fait une généralité alors que cela ne représente que 10% de la vie en banlieue.

Quand tu dis que tu as été encouragé par ton meilleur ami, le photographe Richard Banroques, c’est qu’au début tu n’osais pas traiter ce sujet, ou alors tu n’y avais peut être même pas pensé ?

Non, je ne savais pas trop, je n’étais pas photographe à l’origine. En plus de cela, je ne savais pas si techniquement c’était intéressant, si cela en valait la peine. Je voulais avoir l’avis de quelqu’un qui savait de quoi j’allais parler, qui me connaissait. C’était un autre point de vue, avec son recul. Sa réaction a été incroyable, il m’a conseillé et incité à sauter le pas. Ça m’a énormément boosté et j’ai commencé à faire cette série de photos naturellement, sans savoir ce qui allait se passer avec.

“93eme vague”, Thérapie.

On peut dire que la recette du Bonheur, d’après toi, c’est de connaitre dans un premier temps ses origines, avec la série « Alzheimer » où l’on voit des bâtiments et des espaces vides, des lieux qui semblent appartenir au passé, presque abandonnés. Dans un second temps, savoir ce que l’on est, avec la série « Thérapie » où l’on voit des humains, la vie ordinaire et paisible, loin des caricatures. Mais la troisième série « Renaissance » semble plus éclectique : quel sens tu donnes à ce troisième volet ?

Sans titre, Renaissance.

« Renaissance » c’était une sorte de clôture. C’est un mélange : la nostalgie des espaces abandonnés, qu’on retrouve dans « Alzheimer », mêlée avec les scènes de vie et les portraits qu’on retrouve dans « Thérapie ».

Dans « Renaissance », l’idée était de fêter et célébrer la fin de cette trilogie, c’est une synthèse du projet. A ce moment là, j’avais déjà eu des articles dans Le Monde, Guardian et d’autres médias internationaux, c’était un peu une série pour dire « aujourd’hui je suis photographe reconnu, diffusé, je vis de cela et je fais cette série avec toute cette technique et ce savoir accumulé ces dernières années, pour produire ce dernier volet d’un artiste qui avait presque abandonné l’idée d’être photographe ».

“3”, Renaissance.

“C’est une sorte de thérapie photographique.”

Ce projet “Trilogie du Bonheur”, l’envisages-tu avant tout comme une démarche personnelle, celle d’un ancien banlieusard parti à Paris -notamment vis-à-vis du jeu de mot du nom- qui retrace sa vie et ses souvenirs, ou bien comme une démarche plus politique et revendicative, avec ces scènes de vie ordinaires qui cassent les lieux communs autours de la banlieue ?

C’est un peu de tout cela. C’est évidemment un jeu de mot avec mon nom de famille et ma vision personnelle de ce qu’est le parcours pour atteindre le bonheur. C’est un triptyque « passé/présent/futur ». Ces trois étapes sont comme un guide. N’importe quelle personne, au-delà même des images, pourrait utiliser ce concept pour se retrouver : se poser pour réfléchir au passé, d’où l’on vient, dans quelle éducation on a grandi. Puis se demander où est-ce qu’on en est aujourd’hui, ce qui en a découlé, et se poser la question, par rapport à ces deux premières étapes, d’où est-ce qu’on va. C’est une sorte de thérapie photographique.

C’est donc plus philosophique que politique ?

Le côté politique est arrivé vers « Thérapie » logiquement, par le fait de travailler sur les personnes vivant dans les quartiers populaires qui ont mauvaise réputation. J’ai grandi à la cité des 3000, pendant longtemps c’était un des quartiers les moins bien vu en France. On est collés à Sevran, qui a été une des villes les plus pauvres de France. Personne ne se verrait aller dans ces endroits, personne ne se verrait aller visiter Aulnay-sous-Bois. Il y a des gens qui en ont peur.

Forcément, d’avoir pris des photos qui montrent une autre image que celle des médias, c’est vu comme un travail politique. Je suis très engagé dans ma vie de tous les jours, ça se ressent, mais ce projet n’avait pas vocation à être politique, il l’est devenu.

“8”, Renaissance.

Donc tu ne t’es pas explicitement dit que tu allais casser l’image « trafic/violence », tu as pris ta vie en photo et ensuite tu t’es rendu compte du message politique sous-jacent ?

Oui voilà, c’était plutôt cela. Mais je n’ai pas envie de dire « dans le quartier dans lequel j’ai grandi c’était cool ». J’ai envie dire que c’était compliqué, qu’il y a des côtés négatifs que tu ne retrouveras pas dans d’autres quartiers, pour plein de raisons mal expliquées et que j’explique dans mon projet ; et qu’il y a aussi des moments géniaux, uniques, des moments de bonheur que d’autres personnes dans d’autres quartiers n’ont jamais connu. Je m’en suis rendu compte en discutant de nos enfances avec des amis, au travail, à Paris. Quand je leur racontais des anecdotes de mon enfance, ils étaient émerveillés en me demandant où j’avais vécu ça. Je répondais « tu vois la cité que tu vois sur Enquête Exclusive, c’est dans cette cité là que j’ai vécu ces souvenirs incroyables ». Finalement, ce que je trouvais triste c’est qu’on ne voyait pas ce versant, cela m’a donc paru évident de le montrer, je voulais montrer une diversité de vies et de personnes.

“Tu ne peux pas demander de la justice dans la manière dont on parle de ton quartier en faisant quelque chose d’injuste.”

Mais tu ne veux pas avoir un regard angélique.

“L’Abandon”, Renaissance.

Non, parce qu’un regard angélique serait faux : vivre dans une cité ce n’est pas non plus une partie de plaisir, il faut dire la vérité. Je n’avais pas envie de dire que c’est uniquement beau, car à partir du moment où tu caches quelque chose, ton message n’est pas juste.

Tu ne peux pas demander de la justice dans la manière dont on parle de ton quartier en faisant quelque chose d’injuste. J’avais envie de justement être ce que les médias devraient être : divers. Dans les propos, les reportages, montrer un ensemble.

Pour rester sur la trilogie, on remarque que sur tes photos tu aimes capturer la nourriture ou les boissons (grecs, boites de grecs, Tropico etc.) est ce que c’est un choix délibéré ? C’est quelque chose de symboliquement important dans l’identité des banlieues ?

Ce que j’ai envie de représenter, c’est la culture urbaine. Par exemple, à Londres ou aux Etats Unis -où j’ai eu l’occasion de voyager pendant la trilogie, la culture urbaine est presque institutionnalisée avec le fast-food etc. Ce que je trouve étrange en France, c’est qu’on a du mal à accepter que cette culture urbaine fasse partie de notre culture globale. Aujourd’hui, tout le monde porte des sneakers, va au grec, écoute du rap, porte des joggings : dans le XVIIe arrondissement, plein de jeunes s’habillent comme on s’habillait dans les quartiers il y a 20 ans.

“Le Choix”, Thérapie.

Le fait de prendre en photo cette part culinaire de culture urbaine c’est une sorte d’hommage, rendre à la culture urbaine ce qui lui appartient ?

C’est pour mettre en lumière, montrer une espèce de quotidien. C’est aussi une histoire de stéréotypes. Quand on parle de cliché, on va dire que les habitants des cités mangent des grecs. J’avais envie de montrer et d’expliquer d’où venaient ces stéréotypes là.

Sans titre, Renaissance.

Pour y avoir grandi jusqu’à mes 22 ans, dans mon quartier, il n’y avait rien d’autre qu’un grec, une boulangerie et un restaurant turc un peu plus « à table ». Là où j’habite à Paris aujourd’hui, à ma droite il y a un libanais, à ma gauche un japonais, il y a un italien, un McDonald’s à chaque coin de rue. Dans un quartier il n’y a pas cette diversité là. Forcément, quand on est jeune on mange un grec. En plus de cela, c’est le moins cher : pour des familles qui n’ont pas forcément beaucoup d’argent, à l’époque pour 4/5 euros on avait un grec qui rassasiait pour un moment. La réflexion était facile.

On parle de stéréotypes, mais il faut les expliquer, si tu les expliques et que tu les comprends, tout devient plus logique.

Tu étais dans cette démarche explicative en faisant ces photos ?

Bien sur, c’était clairement la démarche, montrer ce quotidien et expliquer pourquoi.

AUTRES SÉRIES

“La vie en rose”, 30° à l’ombre.

La série « 30° à l’ombre » représente la Martinique, dont tu es originaire. Quelle démarche as-tu eu en t’y rendant pour shooter ? Était-ce la même qu’en Seine-Saint-Denis ?

“Imunite fatigue”, 30° à l’ombre.

J’ai essayé de me calquer sur la même démarche que la trilogie. J’ai grandi entre ici et la Martinique, je connais bien le territoire. J’ai trouvé qu’au même titre que la banlieue, on retrouve souvent des stéréotypes sur ces territoires : il m’a paru assez logique et intéressant de faire une série sur l’envers des clichés « plages de sable blanc » même si, encore une fois, cela fait aussi partie de l’île. J’ai toujours proposé la partie un peu à l’ombre d’un territoire.

La série « Un Nordiste » s’inscrit-elle dans cette démarche, par exemple ? Cela semble beaucoup moins personnel que les séries sur tes lieux d’origines.

C’est moins personnel, en effet. C’est une de mes premières séries conceptuelles, avant la trilogie.

Sans titre, Un Nordiste.

Quand on la voit on perçoit un certain engagement social, c’est le cas ?

Au début je n’ai pas réfléchi au fond de mon travail, j’ai du instinctivement me tourner vers du social et de l’humain. David [le sujet de la série] est une connaissance qui vit dans le Nord : je l’avais rencontré une fois à Paris et il m’avait marqué par ce qu’il était : un blanc, mais pas comme ceux de Paris. Presque « trash », évoluant dans un milieu très pauvre. Ce n’était pas forcément le cliché que moi-même je me faisais du blanc français en dehors de Paris.

“L’Aquarium”, Un Nordiste.

Je me suis donc intéressé à lui et je me suis dit que ce serait bien de passer un weekend avec lui, voir où et comment il vivait chez lui, dans le Nord. C’était une expérience incroyable car je me suis rendu compte que chez lui, c’était un peu comme dans ma banlieue : des français blancs mais dans la difficulté, en campagne, avec des maisons mal chauffées…

C’est ce qui m’a plu dans ce projet, et c’est pour cela que j’ai voulu faire ce projet là.

C’est encore dans cette démarche de montrer ce qui est à l’ombre.

C’est cela, montrer le quotidien d’un français lambda. Je voulais d’ailleurs initialement appeler cette série « Un Français », mais j’ai choisi « Un Nordiste » car je ne voulais pas généraliser à toute la France et parler spécifiquement de cette région.

AVENIR

Après la banlieue, la Martinique, récemment Londres et Lisbonne, as-tu d’autres projets ?

J’ai toujours la volonté de montrer ce qui est à l’ombre, dans le monde. Maintenant que j’ai fait mon autoportrait, j’ai envie de passer un peu à autre chose, c’est pour cela que j’ai fait « This is London », à Londres, pendant 2 ans. Je viens juste de commencer l’introduction de la ville de Lisbonne, une série qui s’appelle « Nova Lisboa ». Je suis allé dans des sortes de favelas, où il y a beaucoup de capverdiens. J’aimerais continuer sur cette lancée. J’ai prévu de faire la ville de Détroit, aux États-Unis, et continuer la Martinique pour avoir plus d’humains. J’ai aussi reçu des invitations, parce qu’en ayant vu que je faisais, « This is London », « Nova Lisboa », des gars d’Allemagne, à Cologne, m’invitent pour shooter chez eux…

“Fierté 93”, Thérapie.

Je crois qu’il y a cette volonté, chez les jeunes, d’être représentés. Quand tu es un photographe qui prend de la notoriété en montrant des classes oubliées, cela donne envie à plein de jeunes de dire « viens dans notre quartier, pour montrer chez nous, nous montrer », ce sont des gens qui ont besoin de cela. Et Instagram est une formidable vitrine.

En parlant d’Instagram, est-ce que en te lançant dans la photographie tu t’attendais à rencontrer ce succès (15k abonnés, certifié) ?

Non ! (rires) Pendant longtemps, j’avais juste 400 abonnés. Je ne m’attendais pas du tout à ce que ça prenne cette ampleur là. Ce n’était pas l’objectif initial, mais si cela permet de réunir les gens, je suis content.

Tu vis de la photo? Tu as notamment fait des collaborations avec Beats by Dre, Foot Locker…

J’en vis depuis environ un an et demi. Cela fait un an vraiment que je suis photographe freelance uniquement.

D’ailleurs, tu as travaillé avec le club de football du Red Star : tu as fait des photos pour le maillot et un concours avec eux, Fisheye, Lomography France, Argot et Dysturb, qui mettait en valeur les banlieues. Le Red Star est un club de Saint-Ouen (93), très engagé auprès de la jeunesse : qu’est ce que cela signifie pour toi, quel sens tu donnes à cette collaboration ? Cela te semblait évident de travailler avec eux ?

Oui, bien sur, cela m’a semblé évident de travailler avec eux. Parce que déjà c’est un club du 93, et c’est beaucoup axé sur les jeunes. C’est également symbolique: cela représente beaucoup de chose pour moi et pour des personnes qui regardent mon travail de collaborer avec des entreprises et des acteurs de l’évolution de la Seine Saint Denis. C’est pour cela que j’ai accepté cette collaboration, car je ne suis pas un grand footeux initialement.

Lien cliquable vers la photo

Ce club de football a une vraie action sociale, avec le Red Star Lab notamment, une structure interne qui propose des activités culturelles gratuites à ses licenciés, pour favoriser un accès égal à la culture.

Oui bien sur, et j’ai tenu la première session du Red Star Lab. J’ai fait un atelier avec des jeunes sur la photo. Pendant une après midi, nous avons fait une initiation à la photographie.

ENGAGEMENT

Sans titre, Protest BLM Paris.

Il n’y a pas beaucoup de photos de policiers dans tes séries et ton Instagram, mais tu es un artiste engagé et tu étais aux manifestations Black Lives Matter à Paris. Est-ce que tout ce contexte BLM cette année, plus récemment l’agression de Michel Zecler et la loi « Sécurité Globale » te donnent envie de plus t’engager face aux violences policières ?

Cela me donne encore plus envie de montrer ce qui se passe dans la police. Je suis dans une démarche de montrer l’envers du décor. Je me suis rendu aux manifestations pour Michel Zecler car je me sens concerné : il est noir, comme moi, habitant du XVIIe comme moi, cela aurait pu m’arriver exactement de la même manière. Je suis conscient que les bavures policières existent depuis longtemps et cela fait des années que l’on essaye de le prouver. Même quand il y a des vidéos, il est difficile que justice soit faite, avec cette loi, évidemment que ça va être catastrophique. On perdrait notre arme principale : les images et internet.

Je ne suis pas anti-police, même si je ne les affectionne pas forcément : j’ai un frère gendarme et il est la preuve qu’il y a des personnes qui s’engagent dans les forces de l’ordre pour de bonnes raisons, avec des valeurs et une envie de faire changer les choses dans la police, en interne. Malheureusement, il y a un problème de racisme dans la police, mais aussi un problème de racisme dans la société. On a une police qui est majoritairement blanche et qui grandit avec des stéréotypes : un policier est un policier mais il reste avant tout un humain qui a ses idées et expériences personnelles, cela accentue ce problème au sein même de l’institution.

Mais cela ne te donne-t-il pas envie de produire un travail encore plus engagé, dans l’axe adopté ?

Je pense que mon travail est déjà très engagé, par rapport à où j’en suis, mais comme je te disais avant, je n’avais pas pour but à l’origine d’avoir un travail politique et engagé. Au départ c’est un partage, c’est artistique. Je sais que c’est un cliché de l’artiste, mais je cherchais quelque chose de plus pacifiste…

Même poétique, sur beaucoup de photos.

Exactement, douceur, poésie. C’est vrai que pour moi, qui me suis positionné comme un artiste poétique, dans la douceur à travers mon travail -l’argentique, la douceur de certaines photos, je pense qu’aujourd’hui c’est compliqué de garder le même axe.

Sans titre, Protest BLM Paris.

Je commence petit à petit à me dire qu’effectivement, comme Assa Traoré l’a dit lors de la dernière manifestation cet été : « Il y a eu trop de larmes, laissons place à la colère ». Je suis pour le fait d’être pacifiste, je suis pour que les choses se fassent dans l’échange, mais il faut que cela se fasse des deux cotés, et j’ai l’impression qu’on est dans une impasse. C’est donc effectivement une réflexion que j’ai dans mon travail : est ce que je reste aussi pacifiste ou est ce que je montre plus les crocs ?

Je n’ai pas envie de tomber dans quelque chose de radical car c’est contraire à tout ce que j’ai pu mettre en place à travers mon travail, et c’est aussi pour cela qu’aujourd’hui, dans mon public, il y a de tout. Je suis suivi par des personnes de tous les profils, en termes d’âges, de localisations, de couleurs, de religions… Cette diversité c’est exactement ce que je veux, j’aimerais parler à tout le monde pour rapprocher les gens entre eux.

Mais aujourd’hui face à la police il est difficile de rester neutre. J’y réfléchis, et j’ai forcément envie d’exprimer une colère.

Interview réalisée par Martin Sibieude(ig: @onclewaldo).

Pour en savoir plus:

https://www.instagram.com/monsieurbonheur/

Marvin Bonheur

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